Harar, 4 août 1888
Mes chers amis,
Je reçois votre lettre du 27 juin. Il ne faut pas vous étonner du retard des correspondances, ce point étant séparé par la côte par des déserts que les courriers mettent huit jours à franchir ; puis, le service qui relie Zeilah à Aden est très irrégulier, la poste ne part d’Aden pour l’Europe qu’une fois par semaine et elle n’arrive à Marseille qu’en quinze jours. Pour écrire en Europe et recevoir réponse, cela prend au moins trois mois. Il est impossible d’écrire directement d’Europe au Harar, puisqu’au-delà de Zeilah, qui est sous la protection anglaise, c’est le désert habité par des tribus errantes. Ici, c’est la montagne, la suite des plateaux abyssins : la température ne s’y élève jamais à plus de 25 degrés au-dessus de zéro, et elle ne descend jamais à moins de 5 degrés au-dessus de zéro. Donc pas de gelée, ni de sueurs.
Nous sommes maintenant dans la saison des pluies. C’est assez triste. Le gouvernement est le gouvernement abyssin du roi Ménélik, c’est-à-dire un gouvernement négro-chrétien ; mais, somme toute, on est en paix et sûreté relatives, et, pour les affaires, elles vont tantôt bien, tantôt mal. On vit sans espoir de devenir tôt millionnaire. Enfin ! puisque c’est mon sort de vivre dans ces pays ainsi…
Il y a à peine une vingtaine d’Européens dans toute l’Abyssinie, y compris ces pays-ci. Or, vous voyez par quels immenses espaces ils sont disséminés. A Harar, c’est encore l’endroit où il y en a le plus : environ une dizaine. J’y suis le seul de nationalité française. Il y a aussi une mission catholique avec trois pères, dont l’un Français comme moi, qui éduquent des négrillons.
Je m’ennuie beaucoup, toujours ; je n’ai même jamais connu personne qui s’ennuyât autant que moi. Et puis, n’est-ce pas misérable, cette existence sans famille, occupation intellectuelle, perdu au milieu des nègres dont on voudrait améliorer le sort et qui, eux, cherchent à vous exploiter et vous mettent dans l’impossibilité de liquider des affaires à bref délai ? Obligé de parler leurs baragouins, de manger de leurs sales mets, de subir mille ennuis provenant de leur paresse, de leur trahison, de leur stupidité !
Le plus triste n’est pas encore là. Il est dans la crainte de devenir peu à peu abruti soi-même, isolé qu’on est et éloigné de toute société intelligente.
On importe des soieries, des cotonnades, des thalaris et quelques autres objets : on exporte du café, des gommes, des parfums, de l’ivoire, de l’or qui vient de très loin, etc., etc. Les affaires, quoique importantes, ne suffisent pas à mon activité et se répartissent, d’ailleurs, entre les quelques Européens égarés dans ces vastes contrées.
Je vous salue sincèrement. Ecrivez-moi.
RIMBAUD
Harar, 25 février 1890
Chères mère et sœur,
Je reçois votre lettre du 21 janvier 1890.
Ne vous étonnez pas que je n’écrive guère : le principal motif serait que je ne trouve jamais rien d’intéressant à dire. Car, lorsqu’on est dans des pays comme ceux-ci, on a plus à demander qu’à dire ! Des déserts peuplés de nègres stupides, sans routes, sans courriers, sans voyageurs : que voulez-vous qu’on vous écrive de là ? Qu’on s’ennuie, qu’on s’embête, qu’on s’abrutit ; qu’on en a assez, mais qu’on ne peut pas en finir, etc., etc. ! Voilà tout, tout ce qu’on peut dire, par conséquent ; et, comme ça n’amuse pas non plus les autres, il faut le faire.
On massacre, en effet, et l’on pille pas mal dans ces parages. Heureusement que je ne me suis pas encore trouvé à ces occasions-là, et je compte bien ne pas laisser ma peau par ici, – ce serait bête ! Je jouis du reste, dans le pays et sur la route, d’une certaine considération due à mes procédés humains. Je n’ai jamais fait de mal à personne. Au contraire, je fais un peu de bien quand j’en trouve l’occasion, et c’est mon seul plaisir.
Je fais des affaires avec ce monsieur Tian qui vous a écrit pour vous rassurer sur mon compte. Ces affaires, au fond, ne seraient pas mauvaises si, comme vous le lisez, les routes n’étaient pas à chaque instant fermées par des guerres, des révoltes, qui mettent nos caravanes en péril. Ce monsieur Tian est un grand négociant de la ville d’Aden, et il ne voyage jamais dans ces pays-ci.
Les gens du Harar ne sont ni plus bêtes, ni plus canailles que les nègres blancs des pays dits civilisés ; ce n’est pas du même ordre, voilà tout. Ils sont même moins méchants, et peuvent, dans certains cas, manifester de la reconnaissance et de la fidélité. Il s’agit d’être humain avec eux.
Le ras Makonnen, dont vous avez dû lire le nom dans les journaux et qui a conduit en Italie une ambassade abyssine, laquelle fit tant de bruit l’an passé, est le gouverneur de la ville de Harar.
A l’occasion de vous revoir. Bien à vous,
RIMBAUD
Ouf ! Les « blancs » n’ont pas inventé l’esclavage !