Lettres d’Arthur Rimbaud à ses proches

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Lettres d’Arthur Rimbaud à ses proches

Lettres d’Arthur Rimbaud à ses proches

Photos : Hugues Fontaine

Ayant quitté Chypre, Rimbaud arrive sur le continent africain par la porte que constitue Alexandrie, en mars 1880. Il débarque en juillet 1880 à Aden, devenu un des grands ports commerciaux du globe depuis l’ouverture récente du Canal de Suez. Il entre alors dans la firme Mazeran, Viannay, Bardey et Cie. Le négociant en café, ivoire et cotonnades lui confie des responsabilités. Il rejoint Harar, cité musulmane située dans l’Est de l’Afrique, au cœur de l’Abyssinie, en décembre 1880.Au cours de la décennie qui suit, Rimbaud mêle expéditions géographiques et entreprises commerciales et parcourt la région en tous sens malgré l’ennui, les obstacles matériels et les accès de fièvre. Il reviendra définitivement en France, à Marseille, en mai 1891, pour se faire soigner à l’hôpital de la Conception à Marseille. Voici quelques extraits des lettres qu’il envoie aux siens et à ses partenaires commerciaux et amis au cours de sa période africaine.

Aden

Aden, 17 août 1880

Chers amis,

J’ai quitté Chypre avec 400 francs, depuis près de deux mois, après des disputes que j’ai eues avec le payeur général et mon ingénieur. Si j’étais resté, je serais arrivé à une bonne position en quelques mois. Mais je puis cependant y retourner.

J’ai cherché du travail dans tous les ports de la Mer Rouge, à Djeddah, Souakim, Massaouah, Hodeidah, etc. Je suis venu ici après avoir essayé de trouver quelque chose à faire en Abyssinie. J’ai été malade en arrivant. Je suis employé chez un marchand de café, où je n’ai encore que sept francs. Quand j’aurai quelques centimes de francs, je partirai pour Zanzibar, où, dit-on, il y a à faire.

Donnez-moi de vos nouvelles.

RIMBAUD

Aden-camp

L’affranchissement est de plus de 25 centimes. Aden n’est pas dans l’Union postale.

– A propos, m’aviez-vous envoyé ces livres, à Chypre ?

 

Aden, 25 août 1880

Chers amis,

Il me semble que j’avais posté dernièrement une lettre pour vous, contant comme j’avais malheureusement dû quitter Chypre et comment j’étais arrivé ici après avoir roulé la mer Rouge.

Ici, je suis dans un bureau de marchand de café. L’agent de la Compagnie est un général en retraite. On fait passablement d’affaires, et on va faire beaucoup plus. Moi, je ne gagne pas beaucoup, ça ne fait pas plus de six francs par jour ; mais si je reste ici, et il faut bien que j’y reste, car c’est trop éloigné de partout pour qu’on ne reste pas plusieurs mois avant de seulement gagner quelques centaines de francs pour s’en aller en cas de besoin, si je reste, je crois que l’on me donnera un poste de confiance, peut-être une agence dans une autre ville, et ainsi je pourrais gagner quelque chose un peu plus vite.

Aden est un roc affreux, sans un seul brin d’herbe ni une goutte d’eau bonne : on boit l’eau de mer distillée. La chaleur y est excessive, surtout en juin et septembre qui sont les deux canicules. La température constante, nuit et jour, d’un bureau très frais et très ventilé est de 35 degrés. Tout est très cher et ainsi de suite. Mais il n’y a pas : je suis comme prisonnier ici et, assurément, il me faudra y rester au moins trois mois avant d’être un peu sur mes jambes ou d’avoir un meilleur emploi.

Et à la maison ? La moisson est finie ?

Contez-moi de vos nouvelles.

Arthur Rimbaud

Vers le royaume du Choa

Tadjoura, le 3 décembre 1885

Mes chers amis,

Je suis ici en train de former ma caravane pour le Choa. Ça ne va pas vite, comme c’est l’habitude ; mais enfin, je compte me lever d’ici vers la fin de janvier 1886.

Je vais bien. – Envoyez-moi le dictionnaire demandé, à l’adresse donnée. A cette même adresse, par la suite, toutes les communications pour moi. De là on me fera suivre.

Ce Tadjoura-ci est annexé depuis un an à la colonie française d’Obock. C’est un petit village Dankali avec quelques mosquées et quelques palmiers. Il y a un fort, construit jadis par les Egyptiens, et où dorment à présent six soldats français sous les ordres d’un sergent, commandant le poste. On a laissé au pays son petit sultan et son administration indigène. C’est un protectorat. Le commerce du lieu est le trafic des esclaves.

D’ici partent les caravanes des Européens pour le Choa, très peu de chose : et on ne passe qu’avec de grandes difficultés, les indigènes de toutes ces côtes étant devenus ennemis des Européens, depuis que l’amiral anglais Hewett a fait signer à l’empereur Jean du Tigré un traité abolissant la traite des esclaves, le seul commerce indigène un peu florissant. Cependant, sous le protectorat français, on ne cherche pas à gêner la traite, et cela vaut mieux.

N’allez pas croire que je sois devenu marchand d’esclaves. Les m[archand]ises que nous importons sont des fusils (vieux fusils à piston réformés depuis 40 ans), qui valent chez les marchands de vieilles armes, à Liège ou en France, 7 ou 8 francs la pièce. Au roi du Choa, Ménélik II, on les vend une quarantaine de francs. Mais il y a dessus des frais énormes, sans parler des dangers de la route, aller et retour. Les gens de la route sont les Dankalis, pasteurs bédouins, musulmans fanatiques : ils sont à craindre. Il est vrai que nous marchons avec des armes à feu et les bédouins n’ont que des lances : mais toutes les caravanes sont attaquées.

Une fois la rivière Hawache passée, on entre dans les domaines du puissant roi Ménélik. Là, ce sont des agriculteurs chrétiens ; le pays est très élevé, jusqu’à 3 000 mètres au-dessus de la mer ; le climat est excellent ; la vie est absolument pour rien ; tous les produits de l’Europe poussent ; on est bien vu de la population. Il pleut là six mois de l’année, comme au Harar, qui est un des contreforts de ce grand massif éthiopien.

Je vous souhaite bonne santé et prospérité pour l’an 1886.

Bien à vous,

A. RIMBAUD

Hôtel de l’Univers, Aden

Harar

Harar, 4 août 1888

Mes chers amis,

Je reçois votre lettre du 27 juin. Il ne faut pas vous étonner du retard des correspondances, ce point étant séparé par la côte par des déserts que les courriers mettent huit jours à franchir ; puis, le service qui relie Zeilah à Aden est très irrégulier, la poste ne part d’Aden pour l’Europe qu’une fois par semaine et elle n’arrive à Marseille qu’en quinze jours. Pour écrire en Europe et recevoir réponse, cela prend au moins trois mois. Il est impossible d’écrire directement d’Europe au Harar, puisqu’au-delà de Zeilah, qui est sous la protection anglaise, c’est le désert habité par des tribus errantes. Ici, c’est la montagne, la suite des plateaux abyssins : la température ne s’y élève jamais à plus de 25 degrés au-dessus de zéro, et elle ne descend jamais à moins de 5 degrés au-dessus de zéro. Donc pas de gelée, ni de sueurs.

Nous sommes maintenant dans la saison des pluies. C’est assez triste. Le gouvernement est le gouvernement abyssin du roi Ménélik, c’est-à-dire un gouvernement négro-chrétien ; mais, somme toute, on est en paix et sûreté relatives, et, pour les affaires, elles vont tantôt bien, tantôt mal. On vit sans espoir de devenir tôt millionnaire. Enfin ! puisque c’est mon sort de vivre dans ces pays ainsi…

Il y a à peine une vingtaine d’Européens dans toute l’Abyssinie, y compris ces pays-ci. Or, vous voyez par quels immenses espaces ils sont disséminés. A Harar, c’est encore l’endroit où il y en a le plus : environ une dizaine. J’y suis le seul de nationalité française. Il y a aussi une mission catholique avec trois pères, dont l’un Français comme moi, qui éduquent des négrillons.

Je m’ennuie beaucoup, toujours ; je n’ai même jamais connu personne qui s’ennuyât autant que moi. Et puis, n’est-ce pas misérable, cette existence sans famille, occupation intellectuelle, perdu au milieu des nègres dont on voudrait améliorer le sort et qui, eux, cherchent à vous exploiter et vous mettent dans l’impossibilité de liquider des affaires à bref délai ? Obligé de parler leurs baragouins, de manger de leurs sales mets, de subir mille ennuis provenant de leur paresse, de leur trahison, de leur stupidité !

Le plus triste n’est pas encore là. Il est dans la crainte de devenir peu à peu abruti soi-même, isolé qu’on est et éloigné de toute société intelligente.

On importe des soieries, des cotonnades, des thalaris et quelques autres objets : on exporte du café, des gommes, des parfums, de l’ivoire, de l’or qui vient de très loin, etc., etc. Les affaires, quoique importantes, ne suffisent pas à mon activité et se répartissent, d’ailleurs, entre les quelques Européens égarés dans ces vastes contrées.

Je vous salue sincèrement. Ecrivez-moi.

RIMBAUD

Harar, 25 février 1890

Chères mère et sœur,

Je reçois votre lettre du 21 janvier 1890.

Ne vous étonnez pas que je n’écrive guère : le principal motif serait que je ne trouve jamais rien d’intéressant à dire. Car, lorsqu’on est dans des pays comme ceux-ci, on a plus à demander qu’à dire ! Des déserts peuplés de nègres stupides, sans routes, sans courriers, sans voyageurs : que voulez-vous qu’on vous écrive de là ? Qu’on s’ennuie, qu’on s’embête, qu’on s’abrutit ; qu’on en a assez, mais qu’on ne peut pas en finir, etc., etc. ! Voilà tout, tout ce qu’on peut dire, par conséquent ; et, comme ça n’amuse pas non plus les autres, il faut le faire.

On massacre, en effet, et l’on pille pas mal dans ces parages. Heureusement que je ne me suis pas encore trouvé à ces occasions-là, et je compte bien ne pas laisser ma peau par ici, – ce serait bête ! Je jouis du reste, dans le pays et sur la route, d’une certaine considération due à mes procédés humains. Je n’ai jamais fait de mal à personne. Au contraire, je fais un peu de bien quand j’en trouve l’occasion, et c’est mon seul plaisir.

Je fais des affaires avec ce monsieur Tian qui vous a écrit pour vous rassurer sur mon compte. Ces affaires, au fond, ne seraient pas mauvaises si, comme vous le lisez, les routes n’étaient pas à chaque instant fermées par des guerres, des révoltes, qui mettent nos caravanes en péril. Ce monsieur Tian est un grand négociant de la ville d’Aden, et il ne voyage jamais dans ces pays-ci.

Les gens du Harar ne sont ni plus bêtes, ni plus canailles que les nègres blancs des pays dits civilisés ; ce n’est pas du même ordre, voilà tout. Ils sont même moins méchants, et peuvent, dans certains cas, manifester de la reconnaissance et de la fidélité. Il s’agit d’être humain avec eux.

Le ras Makonnen, dont vous avez dû lire le nom dans les journaux et qui a conduit en Italie une ambassade abyssine, laquelle fit tant de bruit l’an passé, est le gouverneur de la ville de Harar.

A l’occasion de vous revoir. Bien à vous,

RIMBAUD

Le dernier départ

Aden, le 30 avril 1891

Ma chère maman,

J’ai bien reçu vos deux bas et votre lettre, et les ai reçus dans de tristes circonstances. Voyant toujours augmenter l’enflure de mon genou droit et la douleur dans l’articulation, sans trouver aucun remède ni aucun avis, puisqu’au Harar nous sommes au milieu des nègres et qu’il n’y a point là d’Européens, je me décidai à descendre. Il fallait abandonner les affaires : ce qui n’était pas très facile, car j’avais de l’argent dispersé de tous les côtés ; mais enfin je réussis à liquider à peu près totalement. Depuis déjà une vingtaine de jours, j’étais couché au Harar et dans l’impossibilité de faire un seul mouvement, souffrant des douleurs atroces et ne dormant jamais. Je louai seize nègres porteurs, à raison de 15 thalaris l’un, du Harar à Zeilah ; je fis fabriquer une civière recouverte d’une toile, et c’est là-dessus que je viens de faire, en douze jours, les 300 kilomètres de désert qui séparent les monts du Harar du port de Zeilah. Inutile de vous dire quelles horribles souffrances j’ai subies en route. Je n’ai jamais pu faire un pas hors de ma civière ; mon genou gonflait à vue d’œil, et la douleur augmentait continuellement.

Arrivé ici, je suis entré à l’hôpital européen. Il y a une seule chambre pour les malades payants : je l’occupe. Le docteur anglais, dès que je lui ai montré mon genou, a crié que c’est une synovite arrivée à un point très dangereux, par suite du manque de soins et des fatigues. Il parlait tout de suite de couper la jambe ; ensuite, il a décidé d’attendre quelques jours pour voir si le gonflement diminuerait un peu après les soins médicaux. Il y a six jours de cela, mais aucune amélioration, sinon que, comme je suis au repos, la douleur a beaucoup diminué. Vous savez que la synovite est une maladie des liquides de l’articulation du genou, cela peut provenir d’hérédité, ou d’accidents, ou de bien des causes. Pour moi, cela a été certainement causé par les fatigues des marches à pied et à cheval au Harar. Enfin, à l’état où je suis arrivé, il ne faut pas espérer que je guérisse avant au moins trois mois, sous les circonstances les plus favorables. Et je suis étendu, la jambe bandée, liée, reliée, enchaînée, de façon à ne pouvoir la mouvoir. Je suis devenu un squelette : je fais peur. Mon dos est tout écorché du lit ; je ne dors pas une minute. Et ici la chaleur est devenue très forte. La nourriture de l’hôpital, que je paie pourtant assez cher, est très mauvaise. Je ne sais quoi faire. D’un autre côté, je n’ai pas encore terminé mes comptes avec mon associé, m[onsieu]r Tian. Cela ne finira pas avant la huitaine. Je sortirai de cette affaire avec 35 000 francs environ. J’aurais eu plus ; mais, à cause de mon malheureux départ, je perds quelques milliers de francs. J’ai envie de me faire porter à un vapeur, et de venir me traiter en France, le voyage me ferait encore passer le temps. Et, en France, les soins médicaux et les remèdes sont bon marché, et l’air bon. Il est donc fort probable que je vais venir. Les vapeurs pour la France à présent sont malheureusement toujours combles, parce que tout le monde rentre des colonies à ce temps de l’année. Et je suis un pauvre infirme qu’il faut transporter très doucement ! Enfin, je vais prendre mon parti dans la huitaine.

Ne vous effrayez pas de tout cela, cependant. De meilleurs jours viendront. Mais c’est une triste récompense de tant de travail, de privations et de peines ! Hélas ! que notre vie est misérable !

Je vous salue de cœur.

                RIMBAUD

P.-S. – Quant aux bas, ils sont inutiles. Je les revendrai quelque part.

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