Ankober, le 3 février 1883
Mon cher ami,
Je rentre de Kaffa. J’ai fait le plus heureux de tous les voyages. […]
Tout est mystérieux à Kaffa. La race est Sidama et a des usages tout particuliers. Dans ce pays, on ne dit ni bonjour ni bonsoir, mais chevauchana (je me cache sous terre). Les chemins sont bordés de haies impénétrables derrière lesquelles se cachent habitants et habitations. À tout instant les chemins sont barrés par des fossés, des haies, etc.
Le roi ou tatino de ce curieux pays, qui prétend descendre de Salomon et de Makada, la reine de Saba, vit entouré d’un luxe bizarre. On le tient enfermé dans de grandes cabanes gardées par des eunuques. Lorsque les ministres ou les grands du royaume ont à lui parler, ils se couvrent de vêtement en peau (vêtements d’esclaves) et entrent à reculons dans la salle où le roi se tient derrière un rideau. Ils s’approchent de ce rideau, toujours de dos et lui parlent ainsi.
Son nom est un mystère, mais avec un sac de perles dorées fabriquées à Paris, j’ai corrompu un grand et je sais que son nom est Gallito.
Quand Sa Majesté le tatino Gallito veut sortir, on le couvre d’un vieux sac bien sale, on le place sur le plus mauvais cheval que l’on peut trouver, les quatre plus grands rachos [1] tiennent par la bride ce bucéphale et des eunuques chassent à coup de fouet les rares curieux que le hasard met sur la route du cortège. Il paraît que c’est un crime capital de voir le roi, même couvert de son sac.
Si les mœurs de Sidama sont curieuses à observer, le pays ne l’est pas moins. C’est comme végétation, le plus riche que j’aie vu. Il y pleut un peu chaque jour. La terre y est riche en humus. Le sol est formé d’un terreau noir. Le pays présente de petites vallées bien abritées, entourées de hautes montagnes.
[…] J’ai constaté par moi-même que d’Obock à Kaffa nos négociants peuvent circuler librement en toute sécurité, sinon sans fatigues, et trafiquer sous la protection puissante du roi Ménélik. Je n’en dirais pas autant de la France. Je sais bien que le pacha de Zeïla, Aboubaker, est protégé français et qu’il a pu impunément faire assassiner Lucereau et Pierre Arnoux [2]. Pour ces deux crimes, il s’est caché, mais pour moi il ne se gêne pas. Il envoie à ma poursuite une troupe de quarante Çomalis et leur donne un collier lui appartenant, ainsi que le veut l’usage, pour bien montrer qu’ils agissent par son ordre. Si je n’avais pas été l’ami d’un homme [3] que les gens – qui reçoivent dans leurs salons de Paris, de Marseille, d’Alexandrie et d’Aden, les négriers Aboubaker – traitent de sauvage, j’aurais été attaqué par les sicaires de ce pacha. J’aurais plaint ces pauvres Çomalis, car nous étions quatorze bien armés. Depuis que j’ai vu laissé impuni le meurtre d’Arnoux comme celui de Lucereau, je compte sur mon révolver et sur celui de me mes hommes. Cela m’a suffi jusqu’à présent, mais cela suffira-t-il jusqu’à mon retour en France ?
Quoiqu’il en soit, j’ai fait d’Obock à Kaffa un très beau et très intéressant voyage. J’ai passé successivement du bassin de l’Aouach, qui se jette dans le golfe de Tadjourah, dans celui de l’Abaï, qui va dans la Méditerranée, et dans celui de l’Omo qui se jette dans la mer des Indes, près de Zanzibar.
Pendant le cours de ces voyages, j’ai pu faire de curieuses observations géographiques et ethnographiques. Je rapporte des collections et deux crânes d’Oromons authentiques, ramassés sur un champ de batailles, malgré mes gens.
Je me trouve heureux d’avoir pu consacrer à ces explorations le temps que me laissent mes explorations sahariennes, que j’espère bien reprendre pour continuer l’œuvre à laquelle je me dévoue depuis 17 ans (1865), et qui est d’ouvrir des routes, de créer des relations entre nos possessions d’Afrique et l’intérieur du continent. C’est ce qui m’a successivement amené à In-Çalah, à Ségou, dans l’Adrar, etc., et fait que je reviens de Kaffa. Je me console en pensant que si ma dernière œuvre ne profite pas à la France, qui possède Obock, elle profitera aux Italiens, qui ont Assab, car eux aussi sont Latins et doublement mes frères, puisque je suis français et provençal.
Ce qui me dicte cette mélancolique réflexion, c’est la nouvelle qui me parvient de la mise en liquidation de la société qui m’a envoyé en Éthiopie. Ses affaires en Afrique ont eu cependant un succès qu’il eût été téméraire d’espérer. J’ignore d’ailleurs complètement les motifs qui ont pu dicter cette décision : rien ne me met sur la trace.
Enfin, la route est ouverte, en profite qui pourra. Je crains bien que cette fois encore que je ne sois que le caillou qui empierre la route au lieu d’être le rouleau qui l’aplanit. […]
Bien à vous,
Paul Soleillet
[1] Chefs.
[2] Henri Lucereau (1849-1880), voyageur français. Pierre Arnoux (1822-1882), négociant français à Obock. L’implication d’Aboubaker est affirmée par Soleillet sans grandes preuves. Dans le cas de Lucereau, elle cadre peu avec les résultats de l’enquête réalisée par Alfred Bardey.
[3] Le sultan Homed Loïta.
Ankober, le 29 avril 1883
Ce matin à trois heures, il y a 41 ans révolus que l’on a dit dans la maison de mon père : un fils nous est né ! Ce fils, c’était moi. Le ciel devait être empli d’astres errants, et celui chargé de présider à ma naissance avait certainement pour maison une tente.
Depuis ma dernière lettre, je n’ai pas mal battu l’estrade. Je suis allé jusqu’à l’Abaï (le Nil bleu). […]
J’ai pour compagnon de route le docteur Raphaël Alfieri, médecin ordinaire de Sa Majesté [Ménélik], dont j’ai eu l’occasion de vous parler. Le docteur parle, en descendant qu’il est du grand Alfieri, la belle et harmonieuse langue toscane. C’est une fête pour mes oreilles provençales. Si par un patriotisme, peut-être exagéré, le Dante n’avait pas renoncé à son premier projet, qui était d’écrire en roman provençal, la Divine comédie, où se trouvent encore pas mal de mots provençaux, l’Europe méridionale parlerait aujourd’hui la même langue et formerait probablement une seule nationalité.
L’Union économique des races latines est le rêve que je caresse. En proposant le transsaharien dès 1873 (il y a donc dix ans et mes ennemis auront beau faire, je suis le promoteur du transsaharien), le but principal pour moi était de créer une voie transcontinentale qui aurait mis en relation directe les Latins de l’Amérique avec ceux de l’Europe. Tous ces rêves d’aujourd’hui seront des réalités demain. Que nous sommes loin de Sokoro où je me réveillais le 31 mars, au son des hautbois qui annonçaient le départ du roi ! […]
Le 15 avril je visite l’Abaï, à un ou deux kilomètres en aval du point où ce fleuve reçoit la Soukà et la Monga, rivières du Godjam. Le fleuve est ici encaissé entre des montagnes grises où poussent quelques acacias et autres arbres verts. Quand j’ai vu les eaux du Nil Bleu, elles étaient jaunes ! […]
Mes compliments à tous nos amis communs.
Bien à vous.
Paul Soleillet