Lettres de Paul Soleillet à Gabriel Gravier

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Lettres de Paul Soleillet à Gabriel Gravier

Lettres de Paul Soleillet à Gabriel Gravier

Photos : Hugues Fontaine

Paul Soleillet, tout nouvel agent général pour la Société française d’Obock et du Golfe persique, arrive à Obock le 12 janvier 1882. Il y fonde un comptoir ainsi qu’un second, à Sagallo, dans la baie de Tadjourah. De là, il se rend dans le Choa, désireux de nouer des liens commerciaux avec le roi Ménélik. Il pousse ensuite plus avant dans l’intérieur des terres, jusque dans le royaume du Kaffa. Au cours de ce premier séjour éthiopien, qui durera jusqu’en octobre 1884, il envoie régulièrement de ses nouvelles à Gabriel Gravier, secrétaire général de la Société normande de géographie. Certaines de ces lettres ont été publiées en 1886, dans les Voyages en Éthiopie. En voici quelques extraits.

Obock

[Obock, janvier 1882]

Mon cher ami,

Je suis installé à Obock depuis le 12 du courant [janvier 1882]. Tout va très bien et je crois qu’un prochain avenir fera de ce point un centre important de commerce français.

Obock, aussi bien qu’Aden, peut devenir un point de relâche pour la route des Indes et, si Aden a derrière elle l’Arabie, Obock a l’Éthiopie, le pays Gallas, etc.

La rade d’Obock est très sûre et les passes sont faciles. Nous avons pu y mouiller sans pilote, et sortir de ce port le 21, pendant la nuit, car les indications de la carte sont excellentes.

Bien à vous de cœur.

Paul Soleillet

 

Obock, le 8 mai 1882

Mon cher ami,

Nous avons eu ici des misères de toute sorte, mais enfin Obock est fondé.

Je viens de recevoir une importante caravane qui m’a été envoyée directement, par la route du Haoussa, par le roi Ménélik, et c’est la première qui vient du Choa à Obock. J’espère qu’elle sera suivie de beaucoup d’autres.

Mes relations personnelles avec les indigènes sont toujours des meilleures, bien que l’un de nos domestiques ait tué, par accident, un enfant donkali.

Je suis en très bons termes avec tous les chefs du pays : les sultans de Reitta, de Tadjourah, du Loheita et du Haoussa.

Je suis même assuré d’un bon accueil chez le terrible Mohammed Hanfalé, dont on fait une sorte de croquemitaine, pour n’avoir voulu, jusqu’à présent, recevoir aucun Blanc. Je me propose d’aller le voir dans quelques jours, et de faire amitié avec lui.

Adieu […]

Paul Soleillet

 

[Obock, 1882]

Mon cher ami,

Ne me grondez pas, ne criez pas : voici des renseignements pour la Société normande de géographie.

Les Arabes ont donné le nom de Danakil (au singulier Donkali) à des populations de la côte orientale d’Afrique qui se donnent à elles-mêmes le nom d’Afar. Elles sont appelées Adalloche (au singulier Adal) par les Abyssins et les Gallas qui, eux, repoussent ce nom de Gallas, sous lequel ils sont universellement connus, pour prendre celui d’Oromon.

Les Afar, Adalloche ou Danakil sont pasteurs et nomades. Ils ont sur le littoral deux centres fixes de population, Reitta et Tadjourah. Dans l’intérieur, ils ont deux ou trois villes dont la plus importante est Haoussa.

Les Danakil vivent par tribus qu’ils nomment Kabil. Chaque tribu est administrée par un chef appelé Ras (tête). […]

De cœur, bien à vous.

Paul Soleillet

Sagallo

Obock, le 18 août 1882

Mon cher ami,

Demain, 19 août, je pars pour le Choa, par la route directe d’Obock à l’Éthiopie méridionale, qui traverse le Haoussa.

Le 26 juillet, j’ai reçu par cette route une importante caravane qui m’a été envoyée par le roi Ménélik II, avec qui une première affaire a été conclue.

Le sultan Homed Loïta nous a cédé le port et la rade de Sagallo, dans le golfe de Tadjourah. Je viens d’y installer un agent. Ainsi non seulement nous avons utilisé le territoire français d’Obock, mais nous l’avons agrandi.

Je vous écrirai du Choa.

Je compte être en France en janvier 1883.

De cœur à vous

Paul Soleillet

 

Sagallo, le 19 août 1882

Mon cher ami,

Je quitte demain Sagallo ; où je suis resté quelques jours pour installer M. Louis Grand (ancien élève de l’école de Commerce du Havre), comme directeur du comptoir que je viens de créer sur le territoire que m’a concédé le sultan Homed Loïta. […]

L’installation du comptoir est toute primitive. Elle se compose d’une zariba (enceinte d’épines) et d’une cabane en paille, mais sur cette cabane flotte le pavillon français.

Les indigènes nous ont accueillis avec enthousiasme. Les Égyptiens établis à Tadjourah sont pour eux une menace : ils craignent le sort des paysans du Harar qui en sont réduits à couper les caféiers parce que leur produit total ne suffit pas à payer l’impôt, qui est de 80% du produit brut des bonnes récoltes. Outre cette ineptie fiscale, qui rappelle l’homme de la poule aux œufs d’or, l’Égypte a le tort de gouverner par des soldats, c’est-à-dire très mal.

Maintenant, mon ami, prenez une bonne carte de l’Abyssinie et vous verrez tous les avantages de la nouvelle position que nous occupons, et cela sans abandonner Obock. Sagallo est auprès de la montagne de Goba qui est, à cause de son altitude, abondamment pourvue d’eaux vives et de pâturages. Elle est habitée toute l’année par de nombreux bédouins. Nous ne sommes séparés des Isa Çomalis que par un petit bras de mer. Il y a là aussi les éléments d’un trafic important.

Pour le moment, nos relations de voisinage se bornent à tirer tous les soirs un coup de fusil à poudre, dans la direction de la montagne, pour montrer que nous faisons bonne garde. Les Isa Çomalis sont d’audacieux voleurs mais ils ont une peur effroyable des armes à feu, et nous exploitons ce sentiment.

La route la plus fréquentée de l’Éthiopie méridionale à la mer est celle dites des Lacs salés. Suivant la saison, cette route passe par la vallée de l’Aouach ou par Erer et Faré ; c’est cette dernière que je vais suivre.

A vous de cœur,

Paul Soleillet

Le Choa

Aureillo (Choa), le 18 octobre 1882

Mon cher ami,

Mon voyage d’Obock au Choa s’est accompli très heureusement, quoique très lentement. Je ne dois cependant pas trop me plaindre de cette lenteur, la cause en étant les relations amicales crées à Obock entre moi et les chefs Danakil. Dans tous les camps, j’ai été reçu en ami et partout, de gré ou de force, il a fallu s‘arrêter à boire du lait ou à manger de la viande. Aussi, je ne suis arrivé à Ankober que le 2 du présent mois.

Grâce à ma situation de chef d’Obock (c’est le titre que l’on me donne), j’ai été on ne peut mieux reçu. L’azage [1] Oualda Tsadec, premier ministre du roi, est venu à ma rencontre à plus d’une heure d’Ankober avec 50 soldats qui m’ont salué par une salve de mousqueterie. Lorsque je suis arrivé à Ankober, le roi était déjà parti pour Aureillo, où va se célébrer, samedi prochain, le mariage de sa fille avec le fils de l’empereur Jean. Dès que Sa Majesté a connu ma présence dans ses États, elle m’a fait envoyer une invitation pour assister à ce mariage. Elle a fait la même politesse à l’agent de notre compagnie, M. Chefneux, qui est depuis sept mois au Choa, où il est très bien vu. M. Chefneux parle et écrit l’Amarigna.

J’ai été fort bien reçu par le roi Ménélik II (Ménélik Ier était fils de Salomon et de Makada, reine de Saba). Je l’ai déjà vu plusieurs fois et chaque fois très longuement. […]

Je vous mènerai des Éthiopiens à Rouen. Vous verrez par vous-même que ce sont des gens intelligents, de bonne compagnie et de gais compagnons, ce qui ne gâte rien, grands mangeurs, grands buveurs, braves à la guerre et fidèles dans leurs amitiés.

Je vous enverrai, par une occasion plus sûre que la présente, copie de mon journal de voyage.

A vous de cœur.

Paul Soleillet

P.S. : Vous savez que Ménélik est anti-esclavagiste. La traite est interdite dans ses États. Elle se fait clandestinement, mais si l’un de ses sujets chrétiens était convaincu d’avoir vendu un esclave, il serait puni de mort.

[1] Littéralement « commandant ». Il s’agit ici d’une charge civile.

 

Ankober, le 10 novembre 1882

Mon cher ami,

[…] Je vous envoie de mes notes de voyage ce que j’ai eu le temps d’en recopier, car je suis toujours ici par monts et par vaux. Pour le Choa, ce n’est point une métaphore, et si l’on n’avait les mulets, je ne sais ce que l’on deviendrait. Pour beaucoup de nous, et pour moi tout le premier, il serait impossible de faire à pied les grimpages funambulesques qu’exécutent ces bonnes bêtes. Heureusement, j’en ai trois et des meilleurs.

[…] Á Aureillo, j’ai fait autre chose que d’assister aux fêtes, qui, du reste, ont été fort belles (je vous enverrai plus tard le récit de tout cela) ; j’ai obtenu du roi, avec qui je suis fort bien, trois importantes concessions :

Comme voyageur, je suis très satisfait : c’est quelque chose d’avoir ouvert la route d’Obock au Choa (ce qui n’avait pas encore été fait). J’ai cependant en espérance beaucoup mieux que cela. […]

J’ai dit au ras [Gobanna] que pendant l’absence de M. Chefneux, qui doit durer deux mois, je désirais voyager en pays Galla. Il m’a répondu : Va partout où je commande. Après Kaffa, le pays ne m’appartient pas. Partout tu seras le bienvenu. Aussi, lundi prochain, 13 courant [13 novembre], je pars pour Kaffa. J’en suis bien heureux, vous le comprendrez, mon cher ami. Je pars dans les meilleures conditions possibles : seul d’Européen, peu de domestiques, sans bagages.

Gourmand comme vous l’êtes, vous savez certainement que le café est originaire de Kaffa dont il tire son nom. Le climat sec de l’Arabie ne convient nullement à cette plante, qui veut de la chaleur, il est vrai, mais aussi de l’abri et de l’humidité. Les Arabes de Mokka, qui, de tout temps, ont eu des relations avec l’Éthiopie, ont importé à Mokka du café de Kaffa ; on l’achetait à Mokka, et l’excellent café de Kaffa a fait la réputation du mokka. […]

De cœur à vous.

Paul Soleillet

Le Kaffa
Photographie Frog quaffer

Ankober, le 3 février 1883

Mon cher ami,

Je rentre de Kaffa. J’ai fait le plus heureux de tous les voyages. […]

Tout est mystérieux à Kaffa. La race est Sidama et a des usages tout particuliers. Dans ce pays, on ne dit ni bonjour ni bonsoir, mais chevauchana (je me cache sous terre). Les chemins sont bordés de haies impénétrables derrière lesquelles se cachent habitants et habitations. À tout instant les chemins sont barrés par des fossés, des haies, etc.

Le roi ou tatino de ce curieux pays, qui prétend descendre de Salomon et de Makada, la reine de Saba, vit entouré d’un luxe bizarre. On le tient enfermé dans de grandes cabanes gardées par des eunuques. Lorsque les ministres ou les grands du royaume ont à lui parler, ils se couvrent de vêtement en peau (vêtements d’esclaves) et entrent à reculons dans la salle où le roi se tient derrière un rideau. Ils s’approchent de ce rideau, toujours de dos et lui parlent ainsi.

Son nom est un mystère, mais avec un sac de perles dorées fabriquées à Paris, j’ai corrompu un grand et je sais que son nom est Gallito.

Quand Sa Majesté le tatino Gallito veut sortir, on le couvre d’un vieux sac bien sale, on le place sur le plus mauvais cheval que l’on peut trouver, les quatre plus grands rachos [1] tiennent par la bride ce bucéphale et des eunuques chassent à coup de fouet les rares curieux que le hasard met sur la route du cortège. Il paraît que c’est un crime capital de voir le roi, même couvert de son sac.

Si les mœurs de Sidama sont curieuses à observer, le pays ne l’est pas moins. C’est comme végétation, le plus riche que j’aie vu. Il y pleut un peu chaque jour. La terre y est riche en humus. Le sol est formé d’un terreau noir. Le pays présente de petites vallées bien abritées, entourées de hautes montagnes.

[…] J’ai constaté par moi-même que d’Obock à Kaffa nos négociants peuvent circuler librement en toute sécurité, sinon sans fatigues, et trafiquer sous la protection puissante du roi Ménélik. Je n’en dirais pas autant de la France. Je sais bien que le pacha de Zeïla, Aboubaker, est protégé français et qu’il a pu impunément faire assassiner Lucereau et Pierre Arnoux [2]. Pour ces deux crimes, il s’est caché, mais pour moi il ne se gêne pas. Il envoie à ma poursuite une troupe de quarante Çomalis et leur donne un collier lui appartenant, ainsi que le veut l’usage, pour bien montrer qu’ils agissent par son ordre. Si je n’avais pas été l’ami d’un homme [3] que les gens – qui reçoivent dans leurs salons de Paris, de Marseille, d’Alexandrie et d’Aden, les négriers Aboubaker – traitent de sauvage, j’aurais été attaqué par les sicaires de ce pacha. J’aurais plaint ces pauvres Çomalis, car nous étions quatorze bien armés. Depuis que j’ai vu laissé impuni le meurtre d’Arnoux comme celui de Lucereau, je compte sur mon révolver et sur celui de me mes hommes. Cela m’a suffi jusqu’à présent, mais cela suffira-t-il jusqu’à mon retour en France ?

Quoiqu’il en soit, j’ai fait d’Obock à Kaffa un très beau et très intéressant voyage. J’ai passé successivement du bassin de l’Aouach, qui se jette dans le golfe de Tadjourah, dans celui de l’Abaï, qui va dans la Méditerranée, et dans celui de l’Omo qui se jette dans la mer des Indes, près de Zanzibar.

Pendant le cours de ces voyages, j’ai pu faire de curieuses observations géographiques et ethnographiques. Je rapporte des collections et deux crânes d’Oromons authentiques, ramassés sur un champ de batailles, malgré mes gens.

Je me trouve heureux d’avoir pu consacrer à ces explorations le temps que me laissent mes explorations sahariennes, que j’espère bien reprendre pour continuer l’œuvre à laquelle je me dévoue depuis 17 ans (1865), et qui est d’ouvrir des routes, de créer des relations entre nos possessions d’Afrique et l’intérieur du continent. C’est ce qui m’a successivement amené à In-Çalah, à Ségou, dans l’Adrar, etc., et fait que je reviens de Kaffa. Je me console en pensant que si ma dernière œuvre ne profite pas à la France, qui possède Obock, elle profitera aux Italiens, qui ont Assab, car eux aussi sont Latins et doublement mes frères, puisque je suis français et provençal.

Ce qui me dicte cette mélancolique réflexion, c’est la nouvelle qui me parvient de la mise en liquidation de la société qui m’a envoyé en Éthiopie. Ses affaires en Afrique ont eu cependant un succès qu’il eût été téméraire d’espérer. J’ignore d’ailleurs complètement les motifs qui ont pu dicter cette décision : rien ne me met sur la trace.

Enfin, la route est ouverte, en profite qui pourra. Je crains bien que cette fois encore que je ne sois que le caillou qui empierre la route au lieu d’être le rouleau qui l’aplanit. […]

Bien à vous,

Paul Soleillet

[1] Chefs.
[2] Henri Lucereau (1849-1880), voyageur français. Pierre Arnoux (1822-1882), négociant français à Obock. L’implication d’Aboubaker est affirmée par Soleillet sans grandes preuves. Dans le cas de Lucereau, elle cadre peu avec les résultats de l’enquête réalisée par Alfred Bardey.
[3] Le sultan Homed Loïta.

 

Ankober, le 29 avril 1883

Ce matin à trois heures, il y a 41 ans révolus que l’on a dit dans la maison de mon père : un fils nous est né ! Ce fils, c’était moi. Le ciel devait être empli d’astres errants, et celui chargé de présider à ma naissance avait certainement pour maison une tente.

Depuis ma dernière lettre, je n’ai pas mal battu l’estrade. Je suis allé jusqu’à l’Abaï (le Nil bleu). […]

J’ai pour compagnon de route le docteur Raphaël Alfieri, médecin ordinaire de Sa Majesté [Ménélik], dont j’ai eu l’occasion de vous parler. Le docteur parle, en descendant qu’il est du grand Alfieri, la belle et harmonieuse langue toscane. C’est une fête pour mes oreilles provençales. Si par un patriotisme, peut-être exagéré, le Dante n’avait pas renoncé à son premier projet, qui était d’écrire en roman provençal, la Divine comédie, où se trouvent encore pas mal de mots provençaux, l’Europe méridionale parlerait aujourd’hui la même langue et formerait probablement une seule nationalité.

L’Union économique des races latines est le rêve que je caresse. En proposant le transsaharien dès 1873 (il y a donc dix ans et mes ennemis auront beau faire, je suis le promoteur du transsaharien), le but principal pour moi était de créer une voie transcontinentale qui aurait mis en relation directe les Latins de l’Amérique avec ceux de l’Europe. Tous ces rêves d’aujourd’hui seront des réalités demain. Que nous sommes loin de Sokoro où je me réveillais le 31 mars, au son des hautbois qui annonçaient le départ du roi ! […]

Le 15 avril je visite l’Abaï, à un ou deux kilomètres en aval du point où ce fleuve reçoit la Soukà et la Monga, rivières du Godjam. Le fleuve est ici encaissé entre des montagnes grises où poussent quelques acacias et autres arbres verts. Quand j’ai vu les eaux du Nil Bleu, elles étaient jaunes ! […]

Mes compliments à tous nos amis communs.

Bien à vous.

Paul Soleillet

 

Le Choa

Ankober, le 10 mai 1883

Bien des jours se sont passés depuis que je vous ai écrit sur cette feuille, mais je n’ai pas eu un instant à moi.

Le comte Antonelli est arrivé ici le dimanche 29 avril, jour de la Pâque éthiopienne, dans l’après-midi du jour où, le matin, je vous écrivais.

Il vient d’Assab. Il a heureusement traversé le Haoussa. Il est chargé, je crois d’une mission diplomatique. […]

Le pacha Aboubaker, tout aussi furieux contre M. Antonelli, qui a ouvert la route d’Assab, qu’il l’a été contre moi, pour avoir ouvert celle d’Obock, a envoyé ses sbires à la poursuite du voyageur italien. Ils n’ont pas eu plus de chance avec lui qu’avec moi, et c’est encore mon ami le sultan Homed Loïta qui les a arrêtés. […]

On ne saurait trop le répéter, le pacha Aboubaker hait mortellement les Européens parce qu’il craint pour son ignoble trafic de chair humaine, qui l’enrichit, qu’il fait sûrement en sa qualité de fonctionnaire égyptien, de protégé français et d’ami des Anglais. L’impunité de ce négrier est une honte pour l’Europe. […]

A vous.

Paul soleillet

 

Ankober, le 2 septembre 1883

 Mon cher ami,

Je suis dans une position absurde ; comme sœur Anne, j’attends et ne vois rien venir. J’attends des nouvelles de feue ma Compagnie et ne sais encore rien de plus précis que ce que m’en a appris votre Bulletin [1], et suis réduit à faire suppositions sur suppositions.

Pour le moment, grâce à la bonté de Sa Majesté Ménélik II, ma vie s’écoule assez doucement, ce roi ayant bien voulu me nommer titulaire d’un malcagnat (fief) ; je suis indépendant sur une terre qui ne relève que du roi et mène à peu près l’existence des barons du moyen âge dans leur manoir. Le matin je passe une heure ou deux à manéger mes chevaux dans mes prairies ; je chasse ou je pêche ; je préside ensuite le dîner de mes gens et je rends la justice, car à tout malcagnat sont attachés des gabares (paysans), qui sont administrés au nom du roi par le malcagnat. Les gabares ne doivent pas être assimilés aux serfs du moyen âge, car ils sont propriétaires du sol qu’ils cultivent. Ils peuvent le vendre, le léguer ; mais à ce sol, au lieu d’impôt, est attachée, en faveur du malcagnat, une corvée de deux jours sur cinq jours ouvrables.

J’ai ainsi une centaine d’administrés, et un territoire d’une bonne journée de longueur, sur une demie de largeur, qui est traversé par la rivière Accaki, affluent du fleuve l’Aouach. La moitié du terrain à peu près m’appartient ; il y en aurait assez pour nourrir mille personnes, car le sol est des plus fertiles, surtout en grains, blé et teffe [2]

Cette terre avait jadis eu comme malcagnat un évêque catholique, Mgr Torreins. La plupart des paysans sont catholiques, et le roi, en me la donnant, a voulu remettre ces gens, qui avaient appartenu à un Français, entre les mains d’un Français et donner ainsi une nouvelle preuve de sa tolérance religieuse [3] ; de plus une terre d’évêque est bonne en tous pays. Il m’a donné ainsi un témoignage d’amitié auquel je suis très sensible, et je m’efforce d’être, pour le moment, aussi bon malcagnat que faire se peut.

Bien à vous.

Paul Soleillet

[1] Le Bulletin de la Société normande de géographie a annoncé que la Société française d’Obock pour laquelle travaillait Soleillet a été mise en liquidation.
[2] Le teff est une céréale originaire des hauts-plateaux éthiopiens.
[3] L’église orthodoxe d’Éthiopie ne reconnaît pas l’autorité de Rome.

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